La traduction, un processus mental

Il va sans dire que tous les bons traducteurs ont un point en commun : une fascination extraordinaire pour la création. Oui, vous l’avez bien lu ! La créativité serait bien l’apanage des traducteurs. Pour ceux qui l’ignorent, le processus de traduction serait un processus assez similaire à celui de l’élaboration d’un texte. Ceci dit, l’action de transposition d’un texte vers la langue cible impliquerait une réécriture totale du texte source. Dans une perspective psycho-linguistique, pour aboutir à une traduction fidèle et originale, le traducteur n’a d’autre option que de se livrer à un jeu de va-et-vient entre la dissociation mentale des notions linguistico-culturelles et de leur association à des signes linguistiques (la dichotomie signifiant/signifié) – tels théorisés par le célèbre linguiste Ferdinant de Saussure – appartenant à un autre système linguistique, ce qu’on peut qualifier de « raisonnement analogique ».

En contrepartie, pour traduire il ne suffit pas d’avoir une connaissance syntaxico-sémantique de la langue. Qui dit créativité, dit aussi vision analytique et intuitive, où interviennent le jugement personnel et l’intuition créatrice, lesquels se fondent, entre autres, sur une vaste expérience, une forte culture générale, un esprit d’analyse et de synthèse, une bonne capacité de concentration, un bon jugement et une mémoire analogique éléphantesque. Les bilingues développent quant à eux cette vision analogique dès leur plus jeune âge, ce qui les rend plus habiles en termes de défragmentation, ou dé-verbalisation, mentale du texte source et de reconstruction, ou verbalisation, du texte cible. Toutefois, une personne bilingue rencontrera des difficultés à devenir traductrice si elle n’est que peu instruite. Et encore, tout est très relatif, n’est-il pas ?

Les équivalences linguistiques

De par les différences culturelles existantes, même s’il y a d’énormes chances qu’un équivalent d’un mot existe dans les deux langues, en fonction de la culture, celui-ci suggéra une série d’images mentales, souvent subliminales – en dépit des différences propres aux expériences personnelles – qui se rapprocheront plus de l’une ou l’autre culture archétypale. Pour exemplifier, le mot « poulet », si l’on se réfère au plat, évoquera une image différente selon que l’interlocuteur vit à Marseille, habitué à manger du « poulet à la provençale », ou à Chicago, où le fried chicken est son plat de prédilection, ce qui ne serait certainement pas le cas il y a cent ans à peine, chaque peuple et chaque époque présentant une cosmovision et une perspective uniques. Autrement dit, plus que traduire un simple mot, un traducteur transpose des équivalences, variant selon l’évolution des indicateurs spatio-temporels.

Toutefois, la traduction n’étant pas une science exacte, on peut constater que celle-ci se fonde sur la création de nouvelles heuristiques à partir d’heuristiques source. Ces modèles mentaux sont, quant à eux, indispensables au raisonnement analogique, clé de voûte de toute bonne traduction qualifiée ainsi.

Analyse approfondie et essentielle du texte

Souvent, le traducteur se considère l’auteur de l’œuvre traduite. Il suffit d’interroger un traducteur qui s’est donné corps et âme à la traduction d’un ouvrage littéraire, ou autre type de texte, pour s’en convaincre en un simple battement de cils. Le sentiment d’appartenance observé chez le traducteur vis-à-vis de l’œuvre traduite est tel qu’on aurait beau le soumettre à un test polygraphique (détecteur de mensonges), il serait à même de le réussir, allant jusqu’à vous persuader qu’il est l’auteur de l’œuvre originale. La raison en est que, au contraire de la lecture, traduction rapide de l’intérieur, la « traduction » passe quant à elle par une analyse approfondie et essentielle (dans le sens philosophique du latin essenza) du texte, tel un retour à sa genèse dans une tentative résolue de reverbalisation de la langue d’arrivée.

D’une importance primordiale

En dépit de l’importance de la traduction sur l’ensemble des domaines de vie actuels et de son rôle de pierre angulaire dans l’édifice européen fondé sur trois grandes traditions de pensée (grecque, latine et judéo-chrétienne), cette dernière n’a eu de cesse de se voir minimiser au cours de son histoire. Avez-vous déjà entendu les expressions « un travail de Titan », « toucher le pactole », « le dé est jeté », ou encore « tendre l’autre joue » ? Sachez que ce ne sont que d’infimes exemples d’expressions parmi d’autres qui ne nous seraient jamais parvenues si elles n’avaient pas été traduites à partir des langues de départs, sans mentionner le nombre interminable de concepts politiques, juridiques, scientifiques ou philosophiques sans lesquels notre civilisation n’existerait pas.